L’actualité expliquée

Où sont passés les chasseurs de Pokémon ?

C’était il y a à peine un an. Le 6 juillet 2016 débarquait aux États-Unis un curieux jeu mêlant réalité augmentée, géolocalisation et personnages japonais ultracolorés créés 20 ans plus tôt. Pokémon GO, c’est son nom, obtient un succès foudroyant et devient une folie planétaire, avec un demi-milliard de téléchargements en deux mois. Une petite année plus tard, où sont passés les chasseurs de Pokémon ?

C’était vraiment si fou que ça ?

Permettez-nous de vous rafraîchir la mémoire. Au plus fort de la vague, dans le mois qui a suivi le lancement du jeu, quelque 100 millions de Terriens ouvraient leur téléphone au moins une fois par mois pour traquer le Pokémon dans les rues de leur ville. On estime que le jeu aurait causé 110 000 accidents de la route dans les 10 premiers jours ayant suivi son lancement aux États-Unis. Le spectacle de ces foules de chasseurs de Pokémon déambulant, le nez collé à leur téléphone, inquiète les autorités, qui parlent sans hésiter de « problème de santé publique ». Accidents mortels, piétons renversés, chutes funestes, les cas sont rapportés par centaines dans les médias.

Au Canada, une personne sur cinq a téléchargé le jeu cet été-là. À Montréal, le service de police avait même dressé la liste des 12 lieux où un attroupement de chasseurs de Pokémon était à prévoir.

L’Iran l’a interdit, le musée de l’ancien camp d’extermination d’Auschwitz a demandé qu’on l’exclue du jeu, un jeune homme en Nouvelle-Zélande a quitté son emploi pour se consacrer à cette chasse. C’était fou, de toute évidence.

Comment explique-t-on ce délire collectif ?

La réponse n’est pas aussi simple que le concept du jeu. La preuve : personne n’a réussi à reproduire son succès. André Mondoux, sociologue spécialisé en technologie numérique et professeur à l’UQAM, a une théorie fort séduisante : Pokémon GO a cristallisé de façon remarquable plusieurs traits de notre société. L’individualisme, la technologie triomphante, la performance à tout prix, la réalité sur mesure, tout cela enrobé dans l’appareil culte par excellence, le téléphone intelligent. « C’est dans l’air du temps, dit-il. Ce jeu à la fois reflète et ce que nous sommes et contribue à le déterminer. »

Un fait est trop souvent oublié : le jeu repose sur une franchise, Pokémon, qui a accumulé son lot d’inconditionnels depuis deux décennies. « Il y a tout un aspect communautaire, les échanges, les combats dans les salons, qui s’est développé au fil des années autour des Pokémon, précise Émilie Paquin, étudiante à la maîtrise en jeux vidéo à l’École des médias de l’UQAM. La nostalgie est pour beaucoup dans le succès de Pokémon GO. »

Ça doit rapporter, un succès comme celui-là ?

Les grands gagnants, ce sont bien entendu les entreprises derrière ce jeu, qui auraient engrangé des revenus de 1,5 milliard en un an. Le développeur, Niantic, en a reçu une bonne part, mais le chiffre n’a jamais été rendu public. On sait que la Pokémon Company, qui détient la licence, a vu ses revenus multipliés par 26 l’an dernier, passant de 7,2 à 184 millions. L’action de Nintendo va plutôt bien, elle aussi : elle est passée de 165 à 396 $ depuis la sortie du jeu, un gain en capitalisation boursière de plus de 23 milliards.

Ah oui, n’oublions pas le plaisir de ces millions de joueurs, qui auraient parcouru 8,7 milliards de kilomètres au total et perdu en moyenne 1,5 kg, selon Niantic et un sondage CNN.

Bon, allez-vous nous dire enfin où sont passés ces joueurs ?

Vous ne vous douterez pas de la réponse : ils sont parmi nous. Vous n’en entendez simplement plus parler. Selon Niantic, et des estimations fiables de cabinets spécialisés, Pokémon GO attire toujours 65 millions d’utilisateurs tous les mois. C’est tout de même plus que les 61 millions de fidèles de Candy Crush Saga et loin devant un autre grand succès, Clash Royale, avec 8,5 millions. Discrètement, Niantic a tenté de renouveler le jeu, avec des thématiques par exemple pour l’Halloween et des « combats de raids », pour lesquels des joueurs se liguent contre un titan.

Et selon le PDG de l’entreprise, John Hanke, on a atteint les 750 millions de téléchargements, soit 250 millions de nouveaux adeptes depuis le tsunami de l’été dernier.

Mais on ne peut nier que le « buzz » s’est dissipé…

En effet, et les requêtes Google le montrent clairement : Pokémon GO ne suscite plus qu’un intérêt marginal depuis l’automne 2016. Pour le sociologue André Mondoux, Pokémon GO illustre à sa façon un autre travers de notre société : le besoin constant de nouveauté. « Qu’est-ce qui a changé ? Notre rapport au jeu. Ce n’est plus nouveau. On n’est plus dans la durée, mais dans le culte de l’urgence. C’est valable jusqu’à ce qu’autre chose apparaisse. »

Comme bien d’autres observateurs, Émilie Paquin blâme Niantic qui n’a pas su retenir les joueurs – dont elle fait malgré tout partie avec enthousiasme. « Autour du 25e niveau, c’est répétitif et inintéressant. On ne peut toujours pas faire d’échanges et les combats, c’est du marketing pour lequel il faut en plus payer. Niantic ne s’est pas aidé. »

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